Salvador : la guerre de Bukele contre les gangs

 

« Personne n'aurait imaginé qu'un jour on prononcerait le nom du Salvador comme un exemple mondial à suivre. (…) Nous n'avons pas accepté le destin que d'autres avaient tracé pour nous. Aujourd'hui, quatre ans après notre prise de fonction, nul n'oserait nier que, pour la première fois en 202 années d'histoire, le plus petit pays du continent américain a fait un grand pas en avant pour réaliser son rêve de grandeur. En très peu de temps, le Salvador a cessé d'être la capitale mondiale des homicides, a cessé d'être le pays le plus dangereux au monde pour devenir le pays le plus sûr d'Amérique latine », déclarait Nayib Bukele devant l'Assemblée générale des Nations Unies le 20 septembre 2023.

Élu en 2019 à l'âge de 37 ans avec plus de 53 % des suffrages, Bukele s'impose comme un président en rupture avec l'élite politique traditionnelle. En l'espace de quelques années, le président salvadorien a redéfini l'image de son pays, longtemps gangrené par la violence des maras. La transformation est spectaculaire sous son mandat. Le Salvador est passé d'un des États les plus meurtriers au monde à l'un des plus sécurisés de la région. Derrière cette réussite, un homme et une stratégie sécuritaire sans concession.



La fin justifie les moyens ?




Le plan de contrôle territorial.

Dès son arrivée au pouvoir, Nayib Bukele a lancé le « Plan de contrôle territorial », une stratégie en six phases visant à éradiquer les maras et restaurer la sécurité. Ce plan repose sur une approche à la fois répressive et préventive, combinant militarisation, modernisation des forces de l'ordre et développement social.

L'une des premières mesures a été de renforcer la présence des forces de sécurité dans les zones les plus dangereuses. La modernisation de l'armée et de la police a joué un rôle clé dans cette offensive grâce aux équipements de pointe, tels que des drones et des technologies de reconnaissance faciale. Ce déploiement a permis de reprendre le contrôle des territoires gangrenés par les maras et de rétablir une certaine autorité de l'État.

Mais Bukele ne s'est pas uniquement appuyé sur la répression. La phase dite « opportunité » visait à attaquer le problème à la racine en proposant des alternatives à la jeunesse. Écoles, bourses d'études, formations professionnelles et infrastructures sportives ont été mises en place pour détourner les jeunes du recrutement par les gangs. Cette approche, bien que saluée, reste critiquée pour son insuffisance face à l'ampleur du problème.

L'une des phases les plus radicales est celle dite d’ « extraction », qui consiste à capturer et neutraliser les membres des gangs les plus influents. Cette stratégie repose sur des opérations massives d'arrestations, appuyées par une coordination entre les forces de l'ordre et les services de renseignement. L'État a ainsi pu frapper directement les réseaux criminels, mais au prix d'une augmentation drastique de la population carcérale et d'arrestations arbitraires.




L’état d’urgence. 


L'état d'urgence au Salvador a été décrété en mars 2022, après une vague de violences ayant fait plus de 80 morts en quelques jours. Cette flambée meurtrière, attribuée aux gangs, a servi de justification au gouvernement de Bukele pour suspendre plusieurs garanties constitutionnelles et renforcer son contrôle sécuritaire. Dès son instauration, les forces de l'ordre ont reçu carte blanche pour arrêter toute personne suspectée d'appartenir aux maras, sans mandat et sans recours juridique immédiat.

Les résultats de cette politique ont été spectaculaires. En moins de deux ans, plus de 75 000 personnes ont été arrêtées, soit environ 2 % de la population adulte du pays. Avec ces arrestations de masse, le Salvador a rapidement affiché l'un des taux d'incarcération les plus élevés au monde. Cette surpopulation carcérale a conduit à la construction du Centre de Confinement du Terrorisme (CECOT), une méga-prison inaugurée en 2023. Conçue pour accueillir jusqu'à 40 000 détenus, cette prison ultra-sécurisée est présentée par Bukele comme un symbole de sa guerre totale contre les gangs.

Grâce à l'état d'urgence, Bukele a consolidé son autorité et transformé profondément le paysage sécuritaire salvadorien. Alors que le taux d'homicides atteignait 103 meurtres pour 100 000 habitants en 2015, il est tombé à environ 2,4 pour 100 000 habitants en 2023, un record historique. Le pays est ainsi passé du statut de nation la plus meurtrière à celui de l'un des plus sûrs de la région. Cette transformation spectaculaire repose également sur une intensification de la surveillance et du renseignement. Des milliers de caméras ont été installées, des drones patrouillent les rues et les télécommunications sont surveillées afin de prévenir toute résurgence criminelle. La militarisation de la société salvadorienne, à travers des déploiements massifs de l'armée, participe aussi à cette sécurisation radicale du pays.




La paix…Mais à quel prix ? 


  « Le Salvador avait des métastases…Mais nous avons fait de la chirurgie, de la chimiothérapie, de la radiothérapie et nous guérirons du cancer des gangs. ». Cette métaphore médicale employée par Nayib Bukele illustre bien la radicalité de sa politique sécuritaire. Il a mis en place un traitement choc, sans concession, visant à éradiquer un mal jugé incurable. Mais cette approche pose de sérieux problèmes d'ordre moral et politique.

D'un point de vue éthique, la répression généralisée entraîne des dérives majeures. Des milliers de personnes ont été arrêtées sans preuve concrète, souvent sur simple dénonciation anonyme. Des cas d'arrestations arbitraires et d'innocents emprisonnés pendant des mois se multiplient, alimentant un climat de terreur où chacun peut être suspecté. Le principe de présomption d'innocence, pierre angulaire de tout État de droit, a été balayé au nom de la sécurité.

Sur le plan politique, la concentration des pouvoirs entre les mains de Bukele inquiète. L'érosion des contre-pouvoirs, avec une Assemblée largement acquise à sa cause et une justice réformée pour servir ses intérêts, rapproche le Salvador d'un régime autoritaire. La criminalisation de toute opposition et la répression des journalistes critiques montrent une dérive où la fin justifie les moyens, au mépris des principes démocratiques.

Enfin, selon la constitution salvadorienne, l'état d'urgence ne devrait durer que 30 jours. Dans les faits, il a été reconduit plus de 20 fois. Cette prolongation indéfinie d'un régime d'exception transforme ce qui devait être une mesure temporaire en une nouvelle norme. Le Salvador vit ainsi sous un état d'exception permanent, où les libertés individuelles sont suspendues et où l'appareil sécuritaire devient un pilier du régime.




Nayib Bukele semble avoir appliqué à la lettre l’un des principes fondamentaux de Machiavel. Pour garantir la stabilité d’un État, un dirigeant doit savoir user de la force lorsque cela est nécessaire. Dans Le Prince, Machiavel affirme que « l'on doit être à la fois renard pour reconnaître les pièges, et lion pour effrayer les loups ». Bukele a incarné cette dualité, rusé dans sa communication, implacable dans sa répression. Son pari sécuritaire a porté ses fruits, transformant l’un des pays les plus violents du monde en un modèle d’ordre et de contrôle.

Toutefois, si Machiavel justifie l’usage de la coercition pour maintenir la paix, il met aussi en garde contre l’excès de pouvoir. En concentrant entre ses mains l’ensemble des leviers de l’État, en contournant les contre-pouvoirs et en instaurant un état d’urgence prolongé, Bukele franchit une ligne dangereuse. Car si la fin justifie les moyens, encore faut-il s’assurer que ces moyens ne finissent pas par dénaturer la fin elle-même.



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Bibliographie :

  • Machiavel, Nicolas. Le Prince. Traduction française de Charles de Brosses, 1532. Paris : Éditions Garnier, 1993.
  • Bukele, Nayib. Discours à l’Assemblée générale des Nations Unies, 20 septembre 2023.