Salvador : un pays sous la loi des gangs avant Bukele

San Salvador, 2017 : Un chauffeur de bus refuse de payer l’extorsion exigée par la Mara Salvatrucha. Le lendemain, le bus est retrouvé calciné avec son corps criblé de balles à l’intérieur. Tout le monde sait pourquoi, mais personne ne dira rien parce que parler, c’est risquer sa vie. 

Pendant des décennies, le Salvador a été le théâtre de l'ascension des gangs. La Mara Salvatrucha (MS-13) et le Barrio 18, véritables institutions, ont régné en maîtres, imposant leur propre loi et économie. Pour les habitants, s'aventurer dans certains quartiers sans autorisation équivalait à une condamnation à mort. Impuissant, l’État oscillait entre négociations et répression inefficace. 

Extorsions, assassinats, enrôlement forcé de jeunes... La violence était devenue le quotidien des Salvadoriens si bien qu’en 2015, le taux d'homicides a atteint un niveau alarmant, dépassant les 100 pour 100 000 habitants, faisant du Salvador le pays le plus dangereux au monde.



Comment l’histoire politique et internationale du Salvador a condamné le pays à la violence ?




Une violence enracinée : le poids de l’histoire salvadorienne.


Le Salvador n’est pas devenu une terre de gangs par hasard. L’histoire du pays, marquée par des décennies de violence et d’instabilité, est un terreau fertile pour l’émergence de groupes criminels. La guerre civile salvadorienne (1980-1992), qui opposait le gouvernement autoritaire, soutenu par les États-Unis, aux guérillas de gauche du FMLN (Front Farabundo Martí de la Libération Nationale), a laissé des cicatrices profondes. Cette guerre fratricide, alimentée par des inégalités sociales et des répressions brutales, a ravagé le pays.

Après les accords de paix de 1992, censés mettre fin au conflit, le Salvador a hérité d’une paix fragile. Bien que les combats armés aient cessé, la société était profondément fracturée. Les anciens combattants démobilisés, tout comme les jeunes sans emploi ni espoir, se sont retrouvés dans une situation de précarité extrême. Cette situation a permis à des groupes comme le MS-13 et le Barrio 18, fraîchement installés, de se développer. Ces gangs, souvent composés de jeunes issus de milieux défavorisés, ont trouvé dans la violence et l’extorsion une forme de pouvoir et de survie, dans un pays où l’État était perçu comme absent et incapable d’assurer la sécurité.

Avant d'examiner l'influence des États-Unis, il est essentiel de comprendre comment les gangs ont pu s'implanter durablement au Salvador. Tirant parti d'un système judiciaire corrompu, de forces de l'ordre affaiblies et d’un État absent, les gangs apparaissent comme les seuls à offrir un semblant d'ordre. Mais cet ordre n’est qu’illusion car il repose sur la violence, la peur et l'intérêt des gangs. Il s'agit moins d'un ordre social que d'un contrôle territorial et d'une domination criminelle.




Le rôle des États-Unis : un facteur déclencheur et amplificateur.


Loin d’être un problème purement interne, la montée des gangs au Salvador est aussi le produit des politiques américaines. Dans les années 1980, des dizaines de milliers de Salvadoriens fuient la guerre civile et s’installent à Los Angeles. Marginalisés, sans protection sociale, nombre d’entre eux rejoignent des gangs pour survivre, donnant naissance à la MS-13 et au Barrio 18. 

Mais au début des années 1990, les États-Unis sous Bill Clinton adoptent des lois migratoires plus strictes, notamment l’Illegal Immigration Reform and Immigrant Responsibility Act (IIRIRA) de 1996, facilitant l’expulsion des étrangers criminels. Des milliers de membres de gangs sont déportés au Salvador, le pays étant alors incapable de gérer cet afflux. Sans surveillance ni programme de réinsertion, ces criminels aguerris transposent leurs structures en Amérique centrale et y installent un règne de terreur.

Paradoxalement, Washington soutient les gouvernements salvadoriens face aux gangs qu’il a contribué à exporter. Dès les années 2000, les États-Unis financent la militarisation de la police et encouragent des stratégies répressives comme la politique du Mano Dura

Mais loin de pacifier le pays, ces méthodes brutales renforcent les maras, qui recrutent en masse dans les prisons surpeuplées.




Un État face à son propre échec : entre impuissance et compromissions.


Face à la montée des gangs, les gouvernements salvadoriens ont oscillé entre répression brutale et négociations, sans jamais reprendre le contrôle. Inspirée des politiques sécuritaires américaines, la stratégie du Mano Dura, puis Super Mano Dura, promettait d’éradiquer les maras en multipliant les arrestations. Soutenue par les États-Unis, cette politique s’est révélée contre-productive. Les prisons surchargées sont devenues des quartiers généraux pour les gangs, qui ont perfectionné leur organisation et élargi leur influence.

En réponse à cet échec, le gouvernement a changé d’approche en négociant directement avec les maras. En 2012, une trêve est conclue sous la médiation de l’Église catholique et de l’Organisation des États américains. En échange d’une baisse des homicides, les chefs de gangs reçoivent des privilèges en prison et un relâchement de la pression policière

Mais cette accalmie n’est que de courte durée et les maras profitent du répit pour se renforcer et diversifier leurs activités criminelles. Pire encore, des politiciens et forces de l’ordre sont impliqués dans des affaires de corruption et de collusion avec les maras, rendant l’État encore plus impuissant. Cette corruption, qui gangrène l'ensemble de la société salvadorienne, permet aux gangs de bénéficier d'une impunité quasi-totale.

L'échec de la Mano Dura et de la trêve a plongé le Salvador dans une spirale de violence. Les gangs contrôlent désormais une grande partie du territoire et exercent un pouvoir quasi-étatique sur la population. Face à cette situation, différentes approches ont été proposées, allant de la répression renforcée à la prévention de la violence et à la réinsertion des jeunes. 

Cependant, aucune de ces solutions n'a fait ses preuves et le Salvador est resté l'un des pays les plus violents au monde.




Le Salvador, pris dans un engrenage de violence depuis des décennies, a vu ses institutions s’effondrer face à la montée des gangs. L’histoire du pays, marquée par la guerre civile, l’ingérence américaine et des gouvernements dépassés, a créé un terrain propice à l’expansion des maras. Les politiques répressives ont échoué, les tentatives de négociation ont renforcé le crime organisé, et la population, piégée entre la peur et l’exil, n’attend plus rien de l’État.

En 2019, un homme promet de briser ce cycle infernal. Un outsider politique, habile communicateur, se présente comme l’alternative aux élites corrompues et aux stratégies inefficaces du passé. 

Son nom : Nayib Bukele. Porté par un discours de rupture et une promesse simple mais percutante « rendre le Salvador aux Salvadoriens », il incarne l’espoir d’un tournant radical.



Temps de lecture : 6 minutes. 





Bibliographie :


  • José Miguel Cruz, "Street Gangs in Central America", Latin American Research Review, 2010.
  • Washington Office on Latin America (WOLA), "El Salvador’s Mano Dura Policies: Failure and Consequences", 2018.