En septembre 2024, lors d'une rencontre officielle à la Casa Rosada, Javier Milei, président de l'Argentine, a exprimé son admiration pour les politiques de sécurité du président salvadorien Nayib Bukele en saluant sa lutte efficace contre les gangs et la criminalité.
Des mots qui illustrent l’intérêt grandissant pour le « modèle Bukele » dans une région en quête de solutions face à l’insécurité et à l’instabilité politique.
Alors que le Salvador était autrefois rongé par la violence des gangs, il est désormais présenté par certains comme un exemple de réussite sécuritaire et de gouvernance efficace.
Des dirigeants latino-américains, confrontés à des défis similaires, s’intéressent de près aux méthodes salvadoriennes. Mais derrière cette réussite affichée, le modèle Bukele interroge. S’agit-il d’une exception, d’une trajectoire singulière, ou bien d’un schéma reproductible ailleurs ?
Pour répondre à cette question, il est utile de s’appuyer sur le concept d’idéal-type développé par Max Weber. Un idéal-type, ce n’est pas un modèle parfait à suivre, ni une recette miracle, mais un outil d’analyse qui met en évidence les traits les plus marquants d’un phénomène pour mieux en saisir la logique. Weber l’utilise pour simplifier et structurer des réalités complexes afin d’en tirer une grille de lecture. Cela permet de comprendre comment et pourquoi un modèle fonctionne, indépendamment des jugements de valeur.
Le « modèle Bukele » incarne-t-il un idéal-type de gouvernance en Amérique latine ? Autrement dit, peut-on dégager, à travers son action, un schéma cohérent et reproductible qui pourrait inspirer d’autres États de la région ?
Un modèle politique et sécuritaire singulier.
Le principal argument en faveur du Salvador comme idéal-type repose sur sa transformation radicale en matière de sécurité. En instaurant un état d’exception prolongé, Bukele a lancé une offensive sans précédent contre les gangs, avec plus de 75 000 arrestations en moins de deux ans. Le pays est alors passé d’un des plus violents au monde à l’un des plus sûrs d’Amérique latine. Une performance qui séduit des dirigeants confrontés à des crises similaires, comme en Équateur ou au Honduras.
Mais ce succès repose sur un contrôle renforcé de l’État. Bukele a remodelé les institutions à son avantage, affaibli la séparation des pouvoirs et réduit l’espace démocratique. La Cour suprême a été renouvelée, la Constitution interprétée de manière à lui permettre de briguer un second mandat, et les médias critiques subissent une forte pression. Parallèlement, les organisations de défense des droits humains dénoncent des arrestations arbitraires et des conditions de détention alarmantes, mais ces critiques peinent à entamer la popularité du président, qui reste largement soutenu par une population fatiguée de l’insécurité.
L’autre aspect du « modèle Bukele » repose sur une communication millimétrée. Loin des canaux traditionnels, il privilégie les réseaux sociaux pour s’adresser directement aux citoyens, mettant en scène des vidéos de descentes policières spectaculaires ou d’arrestations massives qui renforcent son image d’homme fort. Cette stratégie lui permet de contrôler le récit politique et d’éclipser les contre-discours, une approche qui séduit d’autres dirigeants en quête d’un pouvoir sans opposition forte. Le Salvador devient ainsi une référence pour ceux qui privilégient l’ordre et l’efficacité aux dépens des contre-pouvoirs.
Un modèle exportable pour l’Amérique latine ?
Face à l’engouement que suscite Bukele, la question de la transférabilité de son modèle se pose. L’Équateur, confronté à une explosion de la violence liée au narcotrafic, tente d’adopter certaines de ses méthodes comme l’état d’urgence et la militarisation de la lutte contre le crime. D’autres pays observent également avec intérêt l’expérience salvadorienne, séduits par des résultats immédiats en matière de sécurité.
Cependant, plusieurs limites apparaissent. D’une part, le Salvador est un pays de petite taille, dont la société, éprouvée par des décennies de guerre civile et de violence des gangs, se montre plus réceptive à des mesures radicales. Dans d’autres contextes, où la mémoire de régimes autoritaires est encore vive, une telle approche pourrait susciter davantage de résistance populaire.
D’autre part, l’économie salvadorienne repose largement sur les envois de fonds des expatriés, un facteur qui n’existe pas forcément ailleurs et qui permet à Bukele d’éviter des crises économiques majeures. De plus, la mainmise du gouvernement sur les institutions judiciaires et législatives ne serait pas aussi facilement reproductible dans des pays où les équilibres démocratiques sont plus ancrés.
Enfin, l’efficacité du modèle salvadorien repose sur une conjoncture particulière. Un exécutif fort, un contexte d’urgence qui justifie des mesures d’exception, et une population prête à accepter des restrictions aux libertés en échange de la sécurité. Or, ces conditions ne sont pas garanties ailleurs. Si certains États latino-américains s’inspirent du Salvador, l’application de ce modèle à grande échelle reste incertaine.
Dès lors, en s’appuyant sur la pensée de Max Weber, on peut considérer le « modèle Bukele » comme un idéal-type d’autoritarisme efficace. Pour Weber, un idéal-type n’est pas une norme à atteindre, mais une construction théorique qui met en lumière les caractéristiques les plus marquantes d’un phénomène. Ici, le Salvador illustre un modèle singulier, où la domination charismatique de Bukele joue un rôle central. Son leadership repose sur une mise en scène de son pouvoir, une communication ultra-maîtrisée et une capacité à incarner, aux yeux de la population, le seul rempart contre le chaos. Il incarne l’autorité et l’efficacité, au détriment des institutions démocratiques classiques.
Cependant, si ce modèle séduit – de Trump à Milei en passant par des dirigeants latino-américains confrontés à la criminalité –, il demeure difficilement exportable. D’une part, le Salvador est un petit pays avec une histoire marquée par la guerre civile et une population habituée à la violence, ce qui rend les mesures radicales plus acceptables. D’autre part, son économie repose sur des facteurs spécifiques, comme les envois de fonds de la diaspora, qui amortissent les chocs sociaux et économiques. Enfin, la centralisation extrême du pouvoir autour d’un leader charismatique rend ce modèle fragile, car son efficacité sans Bukele reste incertaine.
Ainsi, le Salvador offre un cas d’école fascinant, un laboratoire de l’autoritarisme moderne qui fait de l’ordre et de la sécurité des priorités absolues. Un idéal-type, donc, mais dont la reproductibilité reste limitée par des contextes nationaux profondément différents.
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Bibliographie :
- Weber, Max. Le Savant et le Politique. Paris : Plon, 1959.
- Weber, Max. Économie et Société. Paris : Pocket, 1995.
- El País. "Milei y Bukele afianzan su admiración mutua con un encuentro en la Casa Rosada." El País, 30 septembre 2024.
- Le Monde. "En Équateur, le président Daniel Noboa choisit la manière forte face à l’explosion de la violence des gangs." Le Monde, 22 janvier 2024.