« La nature ne nous donne rien, c’est à nous de la conquérir ». Ce pourrait être une devise gravée au fronton des grands projets soviétiques du XXe siècle. L’idée que la nature devait plier sous la volonté humaine n’était pas simplement une conviction, c’était une certitude. Une foi aveugle dans la capacité de l’ingénierie à modeler le monde. Dans cette logique, rien n’était trop grand, rien n’était impossible. Même pas faire pousser du coton au cœur des steppes arides d’Asie centrale, là où le soleil frappe sec, où la pluie se fait rare et où les sols n’ont jamais demandé à nourrir une telle ambition.
L’Union soviétique voulait faire du coton une richesse nationale, un symbole d’indépendance industrielle et d’abondance textile. Il fallait nourrir les usines, habiller les populations, exporter une matière première précieuse et prouver que même les terres les plus hostiles pouvaient devenir fertiles. L’eau était la clé, alors l’Amou-Daria et le Syr-Daria, puissants cours d’eau qui serpentaient jusqu’à la mer d’Aral, ont été méthodiquement détournés. Ils n’avaient plus pour mission de nourrir un écosystème, mais d’irriguer des plaines transformées en monocultures. La priorité était claire, et les conséquences jugées secondaires.
Faire pousser du coton dans le désert exigeait une dévotion hydraulique totale car, en moyenne, il faut plus de dix mille litres d’eau pour produire un seul kilo de coton.
Ce qui fut jadis la quatrième plus grande mer intérieure du monde n’est plus qu’un souvenir de sel et de sable.
Une ambition à l’encontre de la nature.
L’Union soviétique voulait devenir une puissance industrielle complète, capable de tout produire, partout et tout le temps. Après la guerre, c’est cette ambition qui guide l’économie planifiée. Il faut nourrir les villes, alimenter les usines et habiller les masses. Dans cette logique, la nature n’est pas un cadre à respecter. Elle est un territoire à conquérir, à plier sous l’autorité de l’homme. Le climat, les sols, les reliefs, tout doit s’adapter au plan. L’ingénierie triomphe là où la géographie résiste.
Le coton devient alors l’un des piliers de cette stratégie. Fibre miracle, transformable à l’infini, il incarne une forme d’abondance moderne. Mais derrière le choix du coton, il y a plus qu’un impératif industriel. Il y a aussi une logique de contrôle. En imposant cette monoculture dans les républiques d’Asie centrale, Moscou forge une dépendance structurelle. C’est le centre qui décide quoi planter, où, quand et comment. C’est lui qui envoie les semences, qui construit les canaux, qui fixe les objectifs et qui récupère les récoltes.
Mais les steppes kazakhes et ouzbèkes ne sont pas propices à cette culture. Elles sont arides, salées et hostiles à l’agriculture intensive. Cependant, ce sont des terres périphériques, peu valorisées, loin du cœur du pouvoir… Des terres que l’on peut transformer de force au nom de l’efficacité. Moscou ne touchera pas à ses propres régions fertiles. Elle préférera détourner les grands fleuves du sud pour irriguer artificiellement les déserts d’Asie centrale.
Une mer en voie de disparition.
L’eau s’en va, le coton pousse et la mer d’Aral commence à disparaître.
Pendant des siècles, cette mer intérieure vaste comme l’Irlande, alimentée par deux fleuves puissants et bordée par des communautés entières, était un repère.
À partir des années 1960, les détournements massifs de l’Amou-Daria et du Syr-Daria ont fait chuter le niveau de la mer. L’eau s’est retirée, par dizaines puis par centaines de kilomètres. Ce n’était pas un effacement discret mais une disparition brutale, à l’échelle d’une génération. En quarante ans, plus de 90 % de la surface de la mer s’est évaporée. L’un des plus grands lacs du monde s’est transformé en désert, l’Aralkum.
Les conséquences ont été immédiates. La salinité a triplé, les poissons ont disparu, et avec eux, un écosystème entier. Sur les 28 espèces endémiques de poissons recensées dans la mer d'Aral, toutes ont disparu à jamais. Les ports sont restés figés à des kilomètres du rivage et les bateaux ont rouillé sur des terres mortes.
Mais le pire s’est produit dans les sols. Pendant des décennies, les cultures de coton ont été inondées de produits chimiques (pesticides, herbicides, engrais minéraux). Ces substances, entraînées par les canaux d’irrigation, ont fini leur course dans la mer. En se retirant, l’eau a laissé derrière elle une croûte blanche, dure, saturée de toxines. Ce lit chimique, exposé au vent, se pulvérise et se disperse. La poussière soulevée contient des traces d’arsenic, de plomb, de DDT; elle ne fertilise rien, elle contamine tout.
Un héritage empoisonné.
Il semble impensable que des substances toxiques provenant de l’Aralkum puissent se retrouver dans le sang de manchots en Antarctique. Pourtant, des études ont démontré que les vents puissants transportent ces particules chimiques sur des milliers de kilomètres, atteignant des régions aussi éloignées que le pôle Sud. Un véritable témoignage de l'ampleur de la pollution générée par l'assèchement de la mer d’Aral.
Cependant, les premières victimes de cette catastrophe n'ont pas été les animaux lointains, mais les populations humaines vivant à proximité. Bien avant que la communauté internationale ne prenne conscience de l’étendue du désastre, les habitants de la région subissaient déjà les effets dramatiques des pratiques agricoles intensives et de l’assèchement progressif de la mer.
Les conséquences sanitaires ont été terribles. Cancers, tuberculose, maladies respiratoires et rénales ont explosé dans les zones proches de l’ex-mer. La République du Karakalpakstan, en Ouzbékistan, en a particulièrement souffert. Cette région, déjà fragilisée, est régulièrement balayée par des tempêtes de poussières, des tourments de sable et de sel. Le vent soulève ce mélange de toxines provenant des sols pollués par des décennies de culture du coton intensif et le stockage de pesticides. Ces particules, contaminées par les produits chimiques et les métaux lourds, sont transportées par les vents sur des centaines de kilomètres, affectant directement les populations locales.
L’impact sur la santé est alarmant. Par exemple, la teneur en dioxine dans le sang des femmes enceintes du Karakalpakstan, ainsi que dans leur lait maternel, est cinq fois supérieure à celle observée en Europe. Ce phénomène a des répercussions dramatiques sur la santé de la génération suivante, avec un nombre élevé de malformations congénitales et un taux de mortalité infantile bien au-dessus de la moyenne mondiale. Les habitants de cette région sont confrontés à une véritable crise sanitaire, souvent ignorée du reste du monde, alors qu’ils paient le prix fort d’une gestion irresponsable de l’environnement.
La mer d’Aral, autrefois un lieu de vie et de prospérité, est aujourd’hui le symbole tragique d’une volonté humaine qui a ignoré les limites de la nature. Les ambitions soviétiques ont sacrifié un écosystème entier, détruisant des vies humaines et animales, et laissant derrière elles des terres stériles et empoisonnées. L’héritage de cette tragédie se ressent encore aujourd'hui dans les régions voisines, où la santé des populations continue de se dégrader.
Cependant, cette catastrophe ne doit pas être perçue comme un fait isolé. Elle nous rappelle les dangers d’une gestion des ressources qui ne prend pas en compte l’équilibre fragile entre l’homme et son environnement. Alors que la crise climatique mondiale prend de l'ampleur, la leçon de la mer d’Aral reste plus pertinente que jamais.
Faut-il encore attendre qu’il soit trop tard pour comprendre que la nature, si elle est maltraitée, finit toujours par se venger ?
Temps de lecture : 6 minutes.
Bibliographie :
- Koch, Natalia (2017). L’Aral, mer disparue. Une catastrophe écologique en Asie centrale. CNRS Éditions.
- Micklin, Philip (2007). The Aral Sea Disaster. Annual Review of Earth and Planetary Sciences, 35(1), 47–72.