Arménie : entre pierres, silences et mémoire


« Qui aujourd’hui se souvient de l’extermination des Arméniens ? » — Adolf Hitler, 22 août 1939.

Sur les hauteurs d’Erevan, là où le vent souffle comme un soupir, se dresse Tsitsernakaberd. Son nom signifie « fort aux hirondelles », mais lorsque nous y étions, elles avaient fui. Aucun chant, aucun bruissement. Juste un silence lourd et assourdissant que le deuil semblait avoir gagné jusqu’à la nature.

Avant de commémorer, il faut comprendre. Et pour comprendre, il faut revenir à l’Empire ottoman, vaste mosaïque de peuples et de religions, régie par le système du millet. Chaque communauté — grecque, juive, kurde, arménienne… — y vivait selon ses lois propres, sous l’autorité de ses chefs religieux, et soumise à des impôts différenciés.

Les Arméniens, chrétiens pour la plupart, étaient installés depuis des siècles dans les six vilayets de l’Est anatolien. Malgré leur statut de minorité, ils occupaient une place active dans la vie intellectuelle, culturelle et juridique de l’Empire. Certains avaient même contribué aux réformes du XIXe siècle, comme Krikor Odian, juriste arménien et l’un des inspirateurs de la Constitution ottomane de 1876. Ceux qu’on accusera plus tard de trahison, et qu’on exterminera, étaient parmi les bâtisseurs de la modernisation de l’Empire.

Sous le règne d’Abdülhamid II, les premiers pogroms ont lieu. De 1894 à 1896, les massacres hamidiens fauchent plus de 200 000 vies arméniennes. C’est alors que, dans les cercles du pouvoir ottoman, émerge la notion de « problème arménien », une idée qui alimenta la politique génocidaire des années suivantes.

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, cette vieille haine trouve un nouveau prétexte. Après avoir servi l’Empire contre les alliés, les Arméniens sont accusés de connivence avec l’ennemi. Ils deviennent alors des cibles désignées. 

Le 24 avril 1915 marque le début d’un processus d’extermination méthodique, planifié, nié jusqu’à ce jour.




D’un empire en déclin à une haine institutionnalisée.


Dans les dernières décennies du XIXe siècle, l’Empire ottoman s’effondre lentement. Les défaites militaires, les mouvements d’indépendance dans les Balkans, les interférences européennes ébranlent le pouvoir central. Dans ce contexte d’instabilité, les Arméniens deviennent un bouc émissaire commode.

Sous le règne d’Abdülhamid II, qui instaure un régime autocratique après avoir suspendu la Constitution, les premières grandes vagues de violences ciblées voient le jour. Surnommé par la presse occidentale « le Grand Saigneur », il orchestre une politique répressive brutale. Entre 1894 et 1896, les massacres hamidiens font plus de 200 000 morts parmi les Arméniens, officiellement accusés de sédition alors qu’ils réclament pacifiquement l’égalité des droits. Le massacre d’Arméniens devient une méthode de gouvernement, un outil de terreur et de contrôle.

En 1908, un tournant semble s’annoncer. Le mouvement des Jeunes-Turcs force le sultan à rétablir la Constitution et promet une ère de réformes, de justice et d’égalité entre les peuples. Ces promesses rallient même les minorités, dont une partie de l’élite arménienne, séduite par l’espoir d’un renouveau pluraliste. Mais cet espoir est de courte durée. Le Comité Union et Progrès, véritable colonne vertébrale du mouvement jeune-turc, délaisse vite l’universalisme constitutionnel au profit d’un nationalisme autoritaire. L’idéal d’un empire multiethnique est remplacé par le projet d’une nation turque homogène.

Dès 1909, un nouveau massacre éclate à Adana. Plus de 20 000 Arméniens sont tués, dans une province pourtant théoriquement soumise à l’autorité jeune-turque. Ce pogrom, au cœur même de la prétendue restauration constitutionnelle, révèle la persistance d’une haine enracinée, désormais compatible avec le discours modernisateur officiel.

En 1915, le nationalisme turc trouve son paroxysme dans une politique de purification ethnique. Accusés de trahison en pleine guerre mondiale, les Arméniens deviennent le bouc émissaire d’un Empire en déclin. Au lendemain de Pâques, les élites arméniennes sont arrêtées et le peuple est invité à se regrouper sur les places, c’est le signal du génocide.




De l’oubli à la mémoire.


« Qui aujourd’hui se souvient de l’extermination des Arméniens ? ». La question d’Hitler résonne, non pas parce qu’elle choque, mais parce qu’elle vise juste. Après 1915, le silence s’installe. La République turque, héritière de l’Empire, nie encore aujourd’hui la réalité du génocide. Le reconnaître serait risquer de devoir restituer des territoires à l’Arménie, et d’assumer des réparations, comme l’Allemagne l’a fait après la Shoah. De fait, la Turquie nie le génocide qu’elle considère comme des conséquences de la guerre

Mais les Arméniens, eux, ne peuvent oublier. La mémoire, dans ce peuple blessé, se transmet par les silences autant que par les mots. Elle se grave dans les regards, se glisse dans la musique lancinante du duduk, s’inscrit sur les pierres d’Erevan. À Tsitsernakaberd, chaque visiteur en devient témoin. La mémoire arménienne n’est pas qu’un recueil de dates et de cérémonies. Elle est faite de voix, de souvenirs brisés, de récits transmis au bord des larmes. Elle survit dans les silences que portent les descendants, dans les visages marqués de ceux qui racontent encore, dans le son chaud et rauque d’un duduk. 

Mais il faut écouter aussi ce que cette mémoire dit, dans toute sa brutalité. Car ce génocide, le premier du XXe siècle, fut une mécanique froide, inventive dans sa cruauté. On ne se contenta pas de tuer — il fallait humilier, broyer, effacer.

Dans L’Arménie ravagée, Arshaluys Mardikian, jeune déportée de 14 ans qui a parcouru plus de 2000 kilomètres, nous raconte l’innommable. Violée, vendue pour quelques centimes et déshumanisée, elle réussit à s’échapper pour témoigner. Son récit, longtemps oublié, résonne aujourd’hui comme un cri que l’Histoire avait tenté d’étouffer. Par sa plume, ce ne sont pas seulement les victimes qui revivent, ce sont les gestes des bourreaux, la complicité des foules, l’indifférence du monde.

Des milliers d’Arméniens furent poussés sur les routes dans des marches de la mort, sans nourriture, sans eau, sous le regard indifférent ou complice. Les femmes violées, les enfants fracassés contre des rochers, les corps jetés dans les puits pour en interdire l’accès. Des églises entières, pleines de femmes et d’enfants, incendiées après y avoir été enfermés. Et pour ceux qui tentaient d’acheter un peu d’eau, parfois au prix d’une livre d’or, il arrivait qu’on leur tende le verre… pour le renverser aussitôt. Ces récits ne viennent pas d’une imagination délirante. Ils viennent de témoins, de survivants, des voix de nos échanges en Arménie.

Mais ce drame ne tient pas seulement à l’ampleur du crime. Il tient aussi à ce qui s’en est suivi, à savoir l’absence de procès, l’effacement organisé et le silence du monde. Le génocide des Arméniens, premier du XXe siècle, n’a pas déclenché la sidération universelle.

Et pourtant, l’oubli n’est jamais total. Il reste les livres, les chants, les commémorations. Il reste aussi la reconnaissance, lentement conquise, comme celle de la France, de l’Allemagne, des États-Unis.


Enfin, il reste nos pas qui foulent la colline du souvenir.




Temps de lecture : 6 minutes.





Bibliographie : 


  • Arshaluys Mardikian, L’Arménie ravagée : le calvaire d’une jeune fille arménienne (Éditions Payot, 1918).
  • Extrait du film documentaire : Âmes aux enchères : Aurora Mardiganian, celle qui a survécu.