Libye : une impossible résolution ?

 

Depuis 2011, la Libye semble reléguée au second plan des analyses géopolitiques de la région ; or, le mois dernier, ce pays d’Afrique du Nord a subi une nouvelle vague de violences en plein cœur de la capitale. Que s’est-il donc passé ? 


  1. Le règne des milices

Les faits : le commandant d’une importante milice est assassiné et la violence éclate. 

Le 12 mai 2025, le commandant de la Stability Support Apparatus (SSA), l’une des plus puissantes milices de Tripoli, a été tué. Les circonstances de sa mort sont peu claires, mais nous savons que cet homme, Abdelghani al-Kikli (dit « Ghneiwa »), s’est rendu avec quelques-uns de ses homologues à une réunion sur la base militaire de Tekbali, au sud-ouest de la capitale. Cette base est notamment le bastion d’une milice rivale, la 444ème Brigade de combat, affiliée au gouvernement du Premier Ministre Abdelhamid Dbeibah

Les nouvelles de sa mort se sont rapidement diffusées dans les rues de Tripoli, et les tensions entre les divers groupes armés ont atteint leur paroxysme le 13 mai. En quelques heures, les forces de la SSA se sont effondrées et les milices rivales se sont violemment affrontées pour prendre le contrôle de son territoire. 

L’intercession du Premier Ministre Dbeibah en faveur de ses forces affiliées (la 444ème et la 111ème Brigade) a enflammé les discordes. Porté par l’élan que lui a donné de la mort de son rival al-Kikli, Dbeibah a en effet publié une série de décrets visant à dissoudre certaines milices affiliées à la SSA et à un autre groupe important, Rada (ou la Deterrence Anti-Organized Crime and Terrorism Apparatus). 

Le 13 mai, Rada a donc attaqué la 444ème Brigade, qui s’est retrouvée à repousser ses avancées tout en essayant de saisir le territoire de la SSA. D’autres milices, venant notamment de l’Ouest de la capitale, se sont également jointes au combat. Tripoli a sombré dans le chaos, car les combats se déroulaient dans des quartiers densément peuplés de la capitale. 

Alors que l’escalade de la violence semblait atteindre le point de non-retour, les parties rivales se sont entendues sur un fragile cessez-le-feu le 14 mai. Les populations civiles, excédées, sont descendues dans la rue pour exprimer leur colère et pour exiger, comme on le verra plus tard, le départ des factions politiques gangrénées par l’intérêt, l’incompétence, et l’incohérence. 


Le réseau de milices en Libye : les groupes armés sont enracinés dans le paysage politique, militaire, et économique du pays.

Qu’y a-t-il donc à comprendre ici ? 

La Libye n’est pas étrangère à ce genre d’instabilité. En août 2023, des combats similaires entre les groupes armés de la capitale avaient fait 55 morts. Ce qu’il faut ici retenir, c’est que l’absence d’un gouvernement centralisé en Libye a pavé la voie à l’hégémonie des milices, car ces dernières assurent des fonctions exécutives de sécurisation, tout en manœuvrant pour leurs propres intérêts. Ils peuvent suivre des lignes idéologiques diverses, et appartiennent souvent à des régions et ethnies différentes. Une véritable mosaïque, fragmentée d’appartenances. 

Pour bien cerner le tableau, prenons l’exemple de la SSA et étudions le réseau qu’avait établi al-Kikli. Ce dernier avait pour surnom « le maire de Tripoli », car ses forces étaient entièrement intégrées dans l’architecture de l’Etat. D’abord soutenu par le gouvernement de Dbeibah, al-Kikli a rapidement pavé sa propre voie, ce qui lui a valu les foudres du Premier Ministre. Complètement enraciné dans la scène politique et économique du pays, il avait notamment réussi à installer ses fidèles à plusieurs postes-clés de l’Etat, au sein des banques, des télécommunications, et des administrations. A titre d’exemple, l’un de ses lieutenants était supposément en charge des livraisons de liquidités de la Banque Centrale Libyenne, un poste capital dans l’économie du pays. 

Il s’agit là de toute la complexité des milices libyennes : elles ne sont pas de simples groupes paramilitaires. Elles s’arrogent une forme de légitimité par leur intégration aux diverses institutions et agissent pour leurs intérêts en tentant d’accaparer les ressources disponibles. 

Ainsi, qu’elle ait été déclenchée par une guerre intestine, par un assassinat prémédité, ou par une escalade autour des ressources, cette série d’affrontements s’inscrit tout de même dans un contexte politique plus large à l’extrême fragmentation. Entre l’Est et l’Ouest, les tensions sont au plus haut, et la Libye parait paralysée dans une inexpugnable impasse. 

Pour la comprendre, il nous faut revenir à 2011, aux origines d’un conflit qui dure. 


  1. L’histoire contemporaine de la Libye

L’après-2011 : l’Etat s’effondre et se fragmente. 

2011 : en peu de mots, les Printemps réveillent les rues arabes à coups de révolutions populaires et de revendications démocratiques. La Libye, non exempte, voit se dérouler sa première guerre civile. Un conflit armé s’engage et oppose Mouammar Khadafi, leader au pouvoir incontesté depuis 40 ans, aux rebelles issus des contestations populaires. C’est dans ce contexte de bouleversements qu’une coalition de pays de l’OTAN décide d’intervenir militairement en Libye, afin de renverser le dictateur et de donner corps aux revendications du peuple libyen. Par la très controversée Unified Protector Operation, sous l’égide l’ONU, le régime de Khadafi chute. Le tyran meurt quelques mois plus tard, en octobre. Le pays est libre, et le monde pense avoir délivré la Libye d’un dictateur sourd aux protestations.

2012 – 2014 : L’espoir nait, mais la guerre surgit du vide. 

Forte de ses espoirs, la Libye s’engage sur la voie parlementaire : on voit naître, en 2012, le Congrès National Général (al-muʾamar al-waṭanī al-ʿām), soit la première autorité législative du pays. 

Toutefois, rappelons ce point de théorie politique : il ne suffit pas de gagner la guerre, il faut aussi préparer l’après-conflit. Il faut se le figurer : la chute d’un pouvoir centralisé depuis des décennies et les séquelles de plusieurs mois de conflits posent de véritables problématiques structurelles. 

La chute de Khadafi a laissé un important vide politique et sécuritaire, dans lequel se sont engouffrés des groupes armés et des factions islamistes. Récupérant l’arsenal abandonné par l’armée libyenne défaite, un véritable supermarché d’armement, une guerre territoriale des appartenances a vu le jour en Libye. Le point d’orgue de cette année 2012 fut, à ce titre, l’assassinat de l’Ambassadeur américain, J. Christopher Stevens, à Benghazi par le groupe islamiste Anṣār al-Sharīʿa. 

Dans ce contexte molotov, l’on admettra volontiers qu’il est difficile pour les institutions de fonctionner normalement. Ainsi, les tensions entre les membres du parlement se firent de plus en plus saillantes, aboutissant en 2014 au schisme décisif entre l’Ouest et l’Est du pays. 

2015 – 2018 : Le schisme entre l’Est et l’Ouest semble définitif, et une guerre contre l’Etat islamique est menée. 

En effet, le Congrès rejeta l’élection d’un nouveau parlement, la Chambre des Représentants (majlis al-nuwwāb), et soutenu par plusieurs groupes armés, il s’établit définitivement à Tripoli, dans l’Ouest du pays. 

La Chambre, elle, prit ses quartiers à Tobrouk, dans l’Est de la Libye, où elle fut accueillie à bras ouvert par l’homme fort de la Cyrénaïque (région à l’Est) : le Maréchal Khalifa Haftar

D’abord proche général de Khadafi, puis soutien des insurrections rebelles, le Maréchal Khalifa Haftar joue un rôle-clé dans la géopolitique de la Libye. Régnant en maître sur l’Est du pays, il a réuni sous son commandement un nombre sans précédent de factions armées, créant de fait l’Armée nationale libyenne (ANL). C’est avec elle qu’il combat les groupuscules islamistes, à l’instar de l’Etat Islamique qui, à l’apogée de son pouvoir expansionniste, réussit à s’emparer de Sirte, une place forte côtière dans le centre de la Libye, en février 2015. 

Face à ce fléau d’une ampleur mortifère, et confrontées aux défis structurels du pays, les parties rivales de l’Ouest et de l’Est s’entendirent finalement, en décembre 2015, sur un accord politique communément appelé le Libyan Political Agreement. Ce dernier fit de la Chambre des Représentants le seul parlement libyen et transforma le Congrès en un corps consultatif – le Haut Conseil d’Etat (al-majlis al-aʿlā lil-dawla). Une autorité exécutive intérimaire vit le jour : le Gouvernement d’Accord National (GAN), sous l’égide de l’ONU. 

Fut-ce pour autant suffisant ? L’Histoire nous montrera que non, bien au contraire. A force de guérilla, l’Etat Islamique fut défait en 2016. Des factions armées de Tripolitaine reprirent Sirte, et Haftar livra bataille à Derna et à Benghazi. Il réussit, par la même occasion, à prendre le contrôle du croissant pétrolier de la Libye. A Tobrouk, dans l’Est, la Chambre des Représentants décida de rejeter l’autorité du Gouvernement d’Accord National, ouvrant la voie à de nouvelles tensions Ouest-Est. 

2019 – 2021 : Haftar attaque Tripoli, son armée est défaite, et un nouveau gouvernement est créé. 

Ces tensions se concrétisèrent en 2019, avec un évènement qui marqua la presse internationale. Après près de deux ans de combats législatifs, exécutifs, et militaires, Khalifa Haftar prit la décision de s’emparer de Tripoli. En avril, il lança une opération surprise contre la Tripolitaine, raflant, par la même occasion, la ville de Sirte, ancienne place forte des terroristes. Dans cette offensive de l’Est vers l’Ouest, il fut soutenu par les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, l’Egypte, la France, et la Russie, qui avaient bien des intérêts (géopolitiques et pécuniers) à voir le maréchal réussir ses entreprises. A titre d’exemple, l’Egypte craignait les liens existants entre le Gouvernement d’Accord National et le mouvement des Frères Musulmans.

Le gouvernement libyen, lui, fut défendu par les milices de Tripoli, ainsi que par son allié stratégique, la Turquie, qui bénéficiait, par le biais du GAN, d’intérêts géopolitiques, géoéconomiques, et commerciaux. Alors que la Turquie envoyait des troupes en renforts de ce gouvernement, l’offensive d’Haftar s’effondra sous le poids de l’insuffisance militaire et de la division internationale. Il se retira, et le monde découvrit les horreurs infligées par son armée aux populations civiles. 

Dans un ultime effort diplomatique, les parties rivales de l’Est et de l’Ouest s’accordèrent sur un cessez-le-feu en 2020. Ce dernier prévoyait également l’établissement du corps militaire appelé 5+5 Joint Military Commission, composé de 5 officiers du GAN et de 5 officiers de l’ANL. Bien que grandement précaire et incertain, le cessez-le-feu tint bon, et l’ONU put ouvrir la voie au processus que l’on connait maintenant sous le nom du Libyan Political Dialogue Forum. Il s’agissait d’une feuille de route, apostillée par l’ONU, pour la tenue d’élections législatives et présidentielles.  

Alors, en 2021 et à l’aube de ce nouvel accord politique, fut créé le Gouvernement d’Unité Nationale (GUN, remplaçant le GAN), avec à sa tête le nouveau Premier Ministre Abdelhamid Dbeibah. Ce gouvernement intérimaire avait comme principale mission d’organiser des élections licites et légitimes avant décembre 2021. 

2022 – 2025 : La Libye est dans l’impasse, et la résolution semble impossible. 

Le lecteur comprendra ici que les élections ne se sont pas tenues, et doit s’attendre à de multiples renversements de situations politiques. Les voici : les dissensions entre la Chambre des Représentants (Est) et le Haut Conseil d’Etat (Ouest) se firent telles qu’ils ne purent s’accorder ni sur la manière de tenir le vote ni sur les éventuels articles d’une nouvelle constitution. En septembre 2021, alors que la Chambre avait presque unanimement accepté l’autorité du GUN, les députés décidèrent de passer une motion de censure à l’encontre du Premier Ministre Abdelhamid Dbeibah. 

Dans une véritable concaténation politique, Dbeibah rejeta la motion de censure de la Chambre, et se déclara lui-même candidat à l’élection présidentielle. Aux côtés du candidat qui ne devait qu’être intérimaire se trouvait également le Maréchal Haftar, ainsi que Saif al-Islam Khadafi, fils de l’ancien dictateur, en lice pour la présidence de la Libye. Pour couronner le tout, alors que la date butoir pour la tenue fut repoussée indéfiniment, la Chambre des Représentants à Tobrouk appela à la dissolution du GUN, et nomma son propre Premier Ministre : Fathi Bashaga, chef d’un nouveau gouvernement autoproclamé dans l’Est. 

Tout au long de 2022, la situation politique du pays fut catastrophique, paralysée dans une dualité mortifère, et aux prises de micro-conflits entre les milices sur le terrain. De nouvelles tentatives furent faites pour joindre les parties rivales sous un même accord, mais cela fut vain. Aujourd’hui, Abdelhamid Dbeibah gouverne toujours, le pays est plus fragmenté que jamais, et les différentes milices règnent sur la Tripolitaine et ses institutions. 

En 2025, la population reste donc prisonnière d’une impasse politique, et subit de surcroit les affrontements intestins entre les divers groupes de la capitale. Après cette semaine du 12 mai, la population civile s’est réveillée en colère, et est descendue dans les rues pour protester contre ces luttes sans fin. 

  1. Le peuple en colère 

La campagne de Dbeibah après la mort d’al-Kikli amène la population à manifester. 

Il convient de se rappeler ici que les batailles ne se livrent pas uniquement dans les rues, elles se déroulent également dans les esprits. C’est ainsi que Dbeibah, suite à l’assassinat d’al-Kikli, a tenté de promouvoir le succès de son gouvernement, en présentant les clashs à la base de Tekbali comme une opération réalisée par les forces du GUN pour éradiquer le cancer des milices. Véridique ou opportuniste, cette campagne de Dbeibah a provoqué la colère de la population. 

Deux jours après le cessez-le-feu, des manifestants sont descendus dans les rues de Tripoli. Les revendications offraient un panel hétéroclite : certains exprimaient une profonde frustration quant à l’impunité de l’Etat et des milices, d’autres représentaient les rivaux de Dbeibah et étaient chargés d’attiser les foules. Alors que le Premier Ministre tentait de s’accaparer le succès d’un assassinat ayant dégénéré en affrontements armés, la Chambre des Représentants, non exempte de culpabilité, en a profité pour blâmer les échecs du GUN.  

Les manifestations se sont majoritairement déroulées dans le calme, mais dans la soirée du 14 mai, la situation a tourné au chaos. Certains protestataires ont tenté de prendre d’assaut le bureau du Premier Ministre. Ils furent dispersés à balles réelles. 

Depuis cette fatidique semaine de mai, les différentes factions peinent à tenir le fragile cessez-le-feu. Que peut-il alors advenir d’une telle situation ? 

Quelles perspectives pour la Libye ? 

Une telle répression de la colère populaire pourrait-elle marquer la fin du gouvernement de Dbeibah ? Difficile à dire, comme l’a déjà prouvé la tortueuse histoire politique de la Libye. En revanche, il est possible d’affirmer que Dbeibah, même affaibli, peut compter sur l’incohérence du camp adverse pour se maintenir au pouvoir. 

Les opposants de Dbeibah ont en effet tenté d’exploiter la colère populaire à leur avantage, mais ces tentatives de manipulation, bien que partiellement fondées, ont sapé la confiance en leur propre camp. Non seulement l’instrumentalisation de la situation fut claire et peu subtile, mais ces parties de l’Est contribuent elles aussi à la vaste kleptocratie libyenne. 

Ces deux gouvernements peuvent-ils donc encore durer ? De nombreux experts affirment que la résolution libyenne sera impossible tant que ces deux rivaux n’auront pas abandonné le pouvoir. Est-ce seulement possible ? Nous verrons. 





Bibliographie :